Le référé précontractuel ouvert devant la juridiction judiciaire, créé initialement par la loi n° 92-10 du 4 janvier 1992 relative aux recours en matière de passation de certains contrats et marchés de fournitures et de travaux, a fait peau neuve en 2009[1]. Dix ans après, rares sont les décisions rendues en ce domaine par la Cour de cassation et cette voie de recours, qui doit permettre de sanctionner rapidement et de manière efficace les manquements des pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation de leurs contrats, n’a pas fini de livrer tous ses secrets devant cette juridiction.
1 – Quels sont les contrats concernés ?
Devant la juridiction judiciaire, le juge des référés précontractuels ne peut connaître que des litiges relatifs à la passation d’un contrat de droit privé. Le contrat dont la procédure de passation est contestée ne doit donc pas revêtir un caractère administratif, soit par détermination de la loi, soit en application des critères dégagés par la jurisprudence du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et du Tribunal des conflits. Le cas échéant, il n’appartiendra qu’à la seule juridiction administrative de connaître d’un litige relatif à la passation d’un contrat administratif.
Sauf disposition législative spéciale, le référé précontractuel n’est ouvert qu’à l’encontre des contrats qui entrent dans le champ d’application des articles 2 (pour les pouvoirs adjudicateurs) et 5 (pour les entités adjudicatrices) de l’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique :
- le contrat doit être passé par un pouvoir adjudicateur ou une entité adjudicatrice ;
- le contrat doit avoir pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation ;
- la passation de ce contrat doit être soumise à des obligations de publicité et de mise en concurrence.
Il appartient au juge judiciaire de rechercher si ces 3 conditions cumulatives sont bien réunies, sauf à priver sa décision de base légale[2].
2 – Qui peut former un référé précontractuel ?
Le juge des référés précontractuels peut être saisi, avant la conclusion du contrat, par toute personne ayant intérêt à conclure le contrat et qui est susceptible d’être lésée par le manquement qu’elle invoque. Sont ici principalement concernés les concurrents évincés de la conclusion du contrat, qui contestent la régularité de la procédure suivie par le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice.
3 – Quelle est la juridiction compétente ?
Seule la juridiction judiciaire est compétente pour connaître d’un référé précontractuel formé contre la procédure de passation d’un contrat de droit privé[3]. Le législateur a voulu attribuer ce contentieux à des juridictions spécialement désignées afin qu’elles acquièrent une compétence spécialisée dans le traitement des contestations relatives aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation des contrats de droit privé relevant de la commande publique. Onze tribunaux de grande instance devraient ainsi exclusivement connaître de ces contestations : Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes, Fort-de-France, Saint-Denis et Saint-Pierre-et-Miquelon.
À l’intérieur de la juridiction, il n’appartient qu’au seul Président du Tribunal de Grande Instance statuant comme en matière de référé de connaître de ces contestations[4]. Il peut néanmoins déléguer cette fonction juridictionnelle à un ou plusieurs juges du tribunal[5]. Les référés précontractuels étant appelés aux mêmes audiences que les référés classiques, il est en pratique difficile de s’assurer que le magistrat appelé à statuer a bien reçu une telle délégation de compétence. Les parties les plus pointilleuses pourront toujours consulter l’ordonnance prise, avant le début de chaque année judiciaire, par le Président du tribunal ou les ordonnances modificatives qu’il aurait pu prendre en cours d’année[6]. D’aucuns y verront un excès de zèle, d’autres éventuellement un moyen de cassation.
4 – Comment saisir la juridiction ?
Ni l’ordonnance du 7 mai 2009 ni le code de procédure civile ne prévoient de dispositions particulières au mode de saisine de la juridiction judiciaire. L’article 1441-1 du code de procédure civile prévoit seulement que les demandes présentées en vertu des articles 2 à 20 de l’ordonnance du 7 mai 2009 sont formées, instruites et jugées comme en matière de référés. La demande doit donc être portée par voie d’assignation à une audience tenue à cet effet aux jour et heure habituels des référés[7]. L’assignation devant obligatoirement être signifiée au pouvoir adjudicateur ou à l’entité adjudicatrice avant la signature du contrat, la plupart du temps dans des délais extrêmement brefs entre la réception de la lettre d’information du rejet de l’offre et la date à partir de laquelle le contrat pourra être signé[8], ce mode de saisine pose parfois une réelle difficulté pratique.
Devant le juge administratif, il est possible de rédiger une requête et saisir le tribunal administratif compétent en un temps très limité, en quelques heures seulement. Les choses ne sont pas si simples devant la juridiction judiciaire, les modalités pratiques de la signification à partie devant être anticipées suffisamment à l’avance pour éviter d’éventuelles déconvenues.
Concrètement, en matière de référés, le demandeur doit préalablement obtenir une date d’audience avant de pouvoir procéder à la signification, pas acte d’huissier, de son assignation. Pour les avocats, la prise d’une date d’audience de référé via le Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA) est à proscrire si elle intervient tardivement. Une fois toutes les étapes validées et l’affaire envoyée par voie dématérialisée à la juridiction, l’avocat doit en effet encore obligatoirement attendre la validation du greffe avant de pouvoir signifier l’assignation. Devant certaines juridictions (les 11 tribunaux sélectionnés par le législateur ne sont pas les moins fournis en contentieux), cette confirmation peut prendre de plusieurs jours jusqu’à plusieurs semaines. On comprend aisément que ce mode de saisine « classique » de la juridiction puisse s’avérer incompatible avec l’urgence inhérente à ce type de procédure et la nécessité, sous peine d’irrecevabilité de la demande, de signifier l’assignation avant la signature du contrat. Les opérations d’enregistrement de l’affaire via RPVA et de validation par le greffe peuvent toutefois intervenir en quelques heures seulement, à condition d’avoir réussi à contacter le greffe pour le sensibiliser à la nature particulière de la contestation.
Afin de pouvoir respecter les délais propres à ce type de recours, la solution la plus simple pourra donc consister à contacter directement et par tous moyens le greffe des référés afin d’obtenir une date d’audience. Une autre solution peut également consister à demander directement au Président l’autorisation d’assigner au jour et à l’heure indiqués, sur le fondement de l’article 485 du code de procédure civile, à ne pas confondre avec la procédure à jour fixe prévue aux articles 788 et suivants du même code. Cela suppose néanmoins l’existence d’un délai suffisant pour établir un projet d’assignation et rencontrer le Président pour obtenir l’autorisation requise.
L’assignation devra ensuite être transmise en temps voulu à un huissier de justice pour qu’il dispose du temps nécessaire pour, après les vérifications d’usage, délivrer l’acte. Le demandeur devra enfin enrôler l’affaire en plaçant le second original de l’assignation au greffe du tribunal, avant ou le jour même de l’audience selon les pratiques propres à chaque juridiction. Un conseil donc, l’anticipation.
5 – Faut-il assigner l’entreprise retenue pour être attributaire ?
Le référé précontractuel a uniquement pour objet de sanctionner un manquement du pouvoir adjudicateur ou de l’entité adjudicatrice à ses obligations de publicité et de mise en concurrence. Il n’est donc pas nécessaire de mettre en cause les entreprises concurrentes qui ont été retenues pour exécuter le marché[9]. Il en va en revanche différemment en cas de référé contractuel pouvant aboutir, en cas de succès des prétentions de l’entreprise évincée, à l’annulation du contrat. Dans cette hypothèse, le Président ou le magistrat à qui il a délégué sa compétence est tenu de veiller au respect du contradictoire et il ne peut rendre sa décision sans que le cocontractant du pouvoir adjudicateur ou de l’entité adjudicatrice ait été appelé en cause pour présenter ses observations[10].
6 – Comment se déroule l’instruction de l’affaire ?
Le délai séparant la notification de l’assignation de la mise à disposition de l’ordonnance est beaucoup plus long devant la juridiction judiciaire que celui qui s’écoule, devant la juridiction administrative, entre le dépôt d’une requête et la notification par le greffe de la décision.
Cela tient d’abord au mode de saisine particulier de la juridiction, le demandeur étant associé à la prise de date de la première audience. Délibérément ou non, ce dernier va pouvoir ou parfois n’aura pas d’autre choix que de citer à comparaître l’autre partie à une audience relativement éloignée, parfois distante de plusieurs semaines, période pendant laquelle le contrat ne pourra pas être signé. En outre, si l’article 1441-2 du code de procédure civile prévoit que le juge doit statuer dans un délai de vingt jours sur les demandes qui lui sont présentées en vertu des articles 2 et 5 de l’ordonnance du 7 mai 2009, délai qui n’est toutefois assorti d’aucune sanction, le juge des référés précontractuels n’est saisi de ces demandes qu’à compter de la remise au greffe de l’assignation par le demandeur, remise qui peut parfois intervenir très tardivement, le jour même de l’audience devant certaines juridictions.
Cela tient ensuite à la procédure même de référés devant la juridiction judiciaire. Contrairement à l’instruction suivie devant la juridiction administrative, il est exceptionnel que l’affaire soit instruite par le juge avant la dernière audience. Le plus souvent, le Président va prendre connaissance du contenu de la demande le jour de la première audience et il ne se replongera dans le dossier qu’après la dernière audience de plaidoirie, pour le délibéré. Plusieurs audiences pourront parfois être nécessaires afin d’assurer le respect du principe du contradictoire, rallongeant d’autant la durée de la procédure et l’échéance de la décision. Dans tous les cas, le Président n’aura connaissance des pièces échangées par les parties qu’au moment du dépôt du dossier de plaidoirie, donc en toute fin de procédure.
Plusieurs semaines voire plusieurs mois pouvant ainsi séparer la signification de la demande en justice de l’issue du litige, contre environ 2 à 3 semaines seulement devant la juridiction administrative, les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices concernés doivent ainsi obligatoirement intégrer la durée plus ou moins (im)prévisible de la procédure dans la définition de leur besoin, afin notamment d’éviter une éventuelle interruption du service.
7 – Quels sont les moyens invocables ?
Le juge judiciaire semble jusqu’à maintenant s’inspirer très largement des décisions rendues par la juridiction administrative, ce qui peut se comprendre dès lors que les dispositions introduites en droit national doivent être lues à la lumière de celles des directives européennes dont elles assurent la transposition. Le demandeur ne peut invoquer que des manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent (analyse des candidatures ou des offres), sont susceptibles de l’avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une autre entreprise[11].
8 – Quels sont les pouvoirs du juge des référés précontractuels ?
Les pouvoirs du juge des référés précontractuels sont strictement limités par les textes. Ils diffèrent selon la qualité de la personne par qui le contrat est passé, pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice, la Directive 92/13/CEE modifiée du 25 février 1992[12] prônant toutefois l’équivalence des effets des décisions[13].
Lorsque le contrat est passé par un pouvoir adjudicateur, le juge peut prendre les mesures provisoires tendant à ce qu’il soit ordonné à la personne morale responsable du manquement de se conformer à ses obligations et, le cas échéant, à ce que soit suspendue la procédure de passation du contrat ou l’exécution de toute décision qui s’y rapporte, sauf s’il estime, en considération de l’ensemble des intérêts en présence et notamment de l’intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l’emporter sur leurs avantages. Le requérant peut également demander l’annulation des décisions qui se rapportent à la passation du contrat et la suppression des clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat.
Lorsque le contrat est passé par une entité adjudicatrice, le juge n’a pas ce pouvoir d’annulation. Le juge peut seulement prendre des mesures tendant à ce que la personne morale responsable du manquement se conforme à ses obligations, dans un délai qu’il fixe, et à ce que soit suspendue l’exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat. Il peut, en outre, prononcer une astreinte provisoire courant à compter de l’expiration des délais impartis.
En revanche, il n’entre pas dans l’office du juge des référés précontractuels d’ordonner la communication de documents relatifs à la procédure de passation du marché, tels que le rapport de présentation des offres et le procès-verbal de la commission de sélection des offres[14]. Surtout, demandes que l’on retrouve pourtant souvent dans les conclusions des parties, il ne lui appartient pas de condamner le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice à des dommages et intérêts.
9 – Que se passe-t-il si le contrat est signé avant que le juge statue ?
Les pouvoirs conférés au juge des référés précontractuels ne peuvent être exercés qu’avant la conclusion du contrat. Si le contrat a été signé avec même la signification de l’assignation, la demande est irrecevable dès l’origine. Si le contrat est signé après la saisine de la juridiction, le juge perd son office et il ne reste plus rien à juger pour le juge des référés précontractuels. S’il le juge utile et s’il s’en croît fondé, le demandeur pourra alors présenter un référé contractuel sur le fondement des articles 11 à 20 de l’ordonnance du 7 mai 2009.
10 – Peut-on convertir un référé précontractuel en référé contractuel ?
À ce jour, la Cour de cassation n’a toujours pas répondu à cette question. Cette possibilité est en revanche depuis longtemps admise devant la juridiction administrative et elle pourrait tout à fait être transposée devant la juridiction judiciaire, l’objectif de ces deux recours étant de sanctionner rapidement et de manière efficace les manquements des pouvoirs adjudicateurs et des entités adjudicatrices à leurs obligations de publicité et de mise en concurrence.
L’article 65 du code de procédure civile permet aux parties de présenter des demandes additionnelles, autrement dit des demandes modifiant les prétentions antérieures, qui sont recevables si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant. Les référés précontractuels et contractuels poursuivent un même objectif, ils sont dirigés contre la procédure de passation d’un même contrat, sont portés devant la même juridiction et sont tous les deux rendus en dernier ressort. La procédure étant orale devant le Président statuant en la forme des référés, cette conversion des conclusions devrait pouvoir intervenir sans forme particulière, le juge devant simplement veiller au respect du principe du contradictoire.
11 – Comment contester la décision ?
Les décisions prises en application des articles 2 à 20 de l’ordonnance du 7 mai 2009 sont rendues en dernier ressort. Elles sont susceptibles de pourvoi en cassation dans les 15 jours de leur notification[15]. Par notification, il faut comprendre la signification à partie de la décision par acte d’huissier, comportant la mention régulière des voies et délais de recours.
L’obligation de suspension de la signature du contrat ne joue toutefois que devant le juge des référés précontractuels. Le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice peut donc, en cas de rejet de la demande, signer le contrat dès la mise à disposition de l’ordonnance, sans attendre la décision de la Cour de cassation le cas échéant déjà saisie d’un pourvoi.
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[1] Décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 relatif aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique.
[2] Com., 26 nov. 2013, n° 12-23376 ; Com., 25 juin 2013, n° 12-21335.
[3] Art. 2 et 6 de l’ordonnance du 7 mai 2009.
[4] Art. R. 213-5-1 du code de l’organisation judiciaire.
[5] Art. R. 213-6 du code de l’organisation judiciaire.
[6] Art. L. 121-3 et R. 121-1 du code de l’organisation judiciaire.
[7] Art. 485, alinéa 1 du code de procédure civile, applicable lorsque le Président statue comme en référé en application de l’article 488.
[8] Délai de suspension ou « délai de standstill ».
[9] Com., 12 juill. 2011, n° 10-17492.
[10] Com., 16 sept. 2014, n° 13-16178.
[11] Com., 23 oct. 2012, n° 11-23521.
[12] Directive 92/13/CEE du 25 février 1992, modifiée par la Directive 2007/66/CE du 11 décembre 2007.
[13] Voir pour une mesure ayant pour conséquence une annulation implicite de la procédure, Com., 24 juin 2008, n° 08-12325.
[14] Com., 6 déc. 2016, n° 15-26414.
[15] Art. 1441-1, alinéa 3, du code de procédure civile.